La jeune fille et la poids de l’amer – Nella Nobili (chronique)

Toi, chère Nella Nobili, bolonaise, née sous la naissance du fascisme, ayant respiré le chaos du XXième siècle, issue de la classe moyenne, tu trouvas le temps et l’énergie de te muer en poète, entre la guerre et l’usine, certes poète supernova, triste et pétrie de douleurs au point de t’écraser toi-même à peine à l’aube de tes 60 ans ; tu trouvas aussi le temps et l’énergie de manier la langue de Molière, au point de maitriser tes propres vers dans ces 2 langues, comme une liberté plus grande, un horizon plus vaste, un regard plus aiguisé, une humanité double qui te ressemble, à chérir, à embraser, à embrasser ; quant à moi, ayant eu le malheur de prendre espagnol LV2 sans savoir me présenter convenablement aujourd’hui, et n’ayant que de l’italien clichés et autres sonorités pastiches d’un Dominic Di Coco, résistant loufoque né sous l’œil d’un Tarantino au révisionnisme vengeur et décalé, je ne peux te rendre hommage comme il se doit, ne pouvant lire de ta plume que 2 livres aux éditions Cambourakis, et dont l’un « La jeune fille à l’usine » alimente ta colère posthume, celle te réduisant à cette étiquette, « cette camisole de force que l’on m’applique » écris-tu, de « poètesse-ouvrière-prolétarienne ».

Et pourtant, Nella Nobili oh ! comme j’ai envie de lire encore et encore ta poésie qui commença bien avant tes souvenirs d’usine, ta poésie si limpide et viscérale, si vive et si tranchante comme se couper les veines avec la tranche infime d’une feuille de papier noire, noire de tout ce qui exulte d’un cœur sensible et qui voit en l’écriture souffrance, déperdition et suicide ; que j’aimerais lire tes lignes lesbiennes de « Les femmes et l’amour homosexuel » ou encore ton crie de refus-rejet et d’indifférence à toutes maternités, trouvant sa genèse, j’imagine, dans la relation si ambivalente que tu vécus avec ta mère, dans ton « Les immaternelles »…

Je vais ainsi tâcher de parler davantage de ton histoire d’amour singulière afin de déséquilibrer les scores qui te retranchent dans ce bleu de travail de la poésie.
Mais fort malheureusement pour nous deux, ce sont bien tes vers en bleu de travail qui m’intéressent et d’autant plus aujourd’hui, et d’autant plus que ta plume a su faire converger la mélancolie du monde et la révolte moderne universelle, celle des opprimé.es, celle des petites gens, celle des destins « pas l’choix »…
Dans « La jeune fille à l’usine », ta langue est aussi vive que douce, comme se caresser l’incisive avec cet organe si important aux poètes et à ceux et celles qui ne peuvent en faire usage même si elle lèche l’amer du sol de fatigue…
Tu as magistralement consigné tes tripes, ta peine, ta douleur et ces rêves brisés dans tes vers incendiaires, ceux d’une gosse de 14 berges qui débarque à l’usine pour mieux aider sa mère et sa sœur à vivre, vivant la guerre ; sentiments divers qui semblent être la douleur universelle, intemporelle, du labeur des petites gens, des destinées camisoles des pas l’choix, de celles et ceux qui triment pour pain perdu, pour voir la peine et puis la haine dans l’œil des pires que soit, des plus malmené que soit … Tes vers comme cocktail Molotov, comme sociologue fulgurant entre l’enfance et les rêves perdus, entre la douleur, la peur de la mort et les désillusions.

D’ailleurs, toi dont le destin n’était pas dessiné de livres et de vers, c’est entre ces intervalles de labeur, entre la vie ouvrière et le taf sous la guerre, que tu découvris la poésie : un choc poétique d’Ada Negri comme genèse, qui te pousse à ce feu du devenir poète, mais aussi à cette soif certainement qui te fit dévorer tout ce que tu pus quand tu le pus, lisant des ouvrages glanés çà et là, à la lueur d’une bougie.
Et cette langue aigre-douce, fulgurante, prise entre le cri et un amour ambivalent, ne fut pas propre à tes vers d’usine… Je pense même que cette langue se cristallise dans tes lettres singulières, sous forme de poèmes en vers libres, celle d’Histoire d’amour.

Coupable qu’on te doive la vie, coupable de cette dépendance inhérente, physique, psychique, coupable d’aimer puis de détester, de devoir être là, de devoir tout court, peut-être tout ça, Nella Nobili tu poétises cette ambivalence, ce mal, « mal au corps, mal à la tête, à la peau, aux nerfs […] car ce mal est la Mal que la mère lègue à la naissance. » écris-tu, la mère et son lien que tu cristallises dans une expression à la fois anatomique et poétique : « la dure-mère / dure mère ».
À la fois déclaration d’amour mais également critique de la parentalité, de ce qu’elle peut représenter pour les parents : « avoir une demeure vivante après leur mort », écris-tu, représenter pour toi-même : une sorte de poids Ad vitam æternam, accompagnant dans la mort, même jusqu’après la mort. Prisonnière des barreaux du besoin, du devoir et cette impossibilité de t’appartenir et des attentes à jamais insatisfaites ; poèmes entre le blasphème et l’amour à mort… C’est déchirant…
et pire qu’une fin qui se termine mal, elle ne se termine jamais. Même se refuser à engendrer ne pourrait nous dispenser de cette douleur presque métaphysique puisque nous sommes déjà là, avons déjà été engendré.es ; Nella Nobili, tu apporterais presque un vers à l’édifice de l’ontologie : être Sisyphe portant la pierre de l’hérédité, pour le meilleur et le pire et surtout sans l’avoir demandé. Mais comment faire autrement ?
Devenir poète est peut-être cette manière de faire avec cet absurde étrange, celui d’être.

Nella Nobili –
Photo prise du site : https://lesmotsalabouche.com/nella-nobili-2/

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